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L’élevage en cuve souterraine, une tradition nantaise

Crédit : Emeline Boileau.

Autrefois en carreaux de verre, aujourd’hui en grès ou époxy, les cuves souterraines sont légions dans les caves du vignoble de Nantes. Si leur origine reste floue, elles se sont surtout développées en Muscadet où elles sont indissociables de l’élevage sur lie.

Fûts, amphores, jarres, cuves béton ou inox, ovales ou cubiques, les contenants d’élevage du vin sont multiples, pourtant dans le vignoble de Nantes, une unité perdure : celle de l’élevage en cuves enterrées. Peu développées dans les autres vignobles français, les cuves souterraines sont encore nombreuses en Muscadet. Selon la dernière enquête vigneronne menée en mars 2021 auprès des adhérents à la Fédération des Vins de Nantes, ces cuves traditionnelles représentent un peu plus d’un tiers de la capacité totale de cuverie du vignoble. Malgré le côté traditionnel, l’origine de ces cuves reste imprécise. Rémi Plotard, chargé de conservation et de recherche au musée du Vignoble nantais au Pallet, ne trouve pas de trace certaine de ces cuves enterrées avant 1920. « L’une des problématiques qui apparaît est celle du pompage : en comparaison d’un simple stockage en futailles, les cuves enterrées nécessitent une pompe et ce matériel était peu répandu au début du 20e siècle. » Dans le cadre de son travail de recherche sur le négoce dans le vignoble nantais, il a toutefois découvert l’existence de trois cuves souterraines dans le magasin du négociant Libeau à Carquefou. « Michel Libeau avait fait construire dans ses magasins un ensemble de trois cuves souterraines en 1928. Un travail réalisé par des maçons italiens, qui étaient aussi très investis dans la construction de cuves en vignoble nantais », explique t-il. A l’époque, le commerçant nantais Aimé Delrue est lui aussi spécialisé dans la réalisation de ces contenants selon Raphaël Schirmer, maître de conférence à l’université Bordeaux Montaigne, mais nombreux sont les vignerons à creuser eux-mêmes leurs cuves. « Dans les années 60 et suivantes, l’agrandissement des exploitations nécessitait un volume de cuverie plus important, d’autant plus que l’utilisation de barriques (225 litres) ou de « tonnes » (600 litres environ) devenait secondaire », explique Christian Maillard, ancien enseignant en œnologie au lycée de Briacé. Les constructions sont alors revêtues de carreaux de grès classiques mais la présence de métaux lourds oblige les producteurs à passer à un revêtement en verre ou en grès de qualité alimentaire. La gravelle est ainsi facile à retirer et le nettoyage à l’eau et la désinfection sont facilités.

Immersion au cœur d’une cuve souterraine du Muscadet.

Adaptées à la « méthode nantaise »
Si les cuves souterraines sont une spécificité nantaise, cela est intimement lié à la méthode nantaise, telle qu’elle apparaît dans le cahier des charges de l’appellation, à savoir un maintien des vins « sur leurs lies fines de vinification pendant au moins un hiver sans aucun soutirage ». « Ces cuves parallélépipédiques présentent une surface d’échange entre la lie et le vin nettement plus grande que dans le cas de cuves cylindriques. L’élevage du Muscadet sur lie s’en trouverait facilité du fait de la forme de la cuve », poursuit Christian Maillard. « Les cuves souterraines sont très adaptées à la conservation des vins du fait de l’inertie thermique, mais également à la vinification en phase liquide, à une absence de soutirage et donc à l’élevage sur lie », ajoute Frédéric Charrier, ingénieur œnologue à l’IFV. « L’un des avantages des cuves souterraines est la moindre variation des températures. Cette stabilité est idéale pour les élevages longs comme en Muscadet », confirme Mathilde Ollivier, œnologue et vigneronne à Maisdon-sur-Sèvre. Les cuves verrées ou en grès présentent aussi l’avantage d’être inertes à la différence du bois ou du béton et n’influent donc pas sur les arômes du vin. Enfin, elle ne prennent pas place. L’emprise au sol est en effet nulle et seules les trappes d’accès permettent de signaler la présence de ces cuves enterrées.

Un savoir-faire à conserver
Malgré ces atouts, les cuves souterraines présentent aussi quelques inconvénients, notamment celui d’être plus dangereuses en raison de l’accumulation de gaz carbonique lié à l’élevage sur lie. « Naturellement, on ne peut ignorer les risques lorsque l’on descend dans ces cuves souterraines, du fait de l’accumulation de gaz toxique. La bougie est un faux ami. La combustion se fait avec 16 % d’oxygène dans l’air, mais dans ce cas, il y a 3 % de gaz carbonique et cela est mortel », précise Christian Maillard. Dans son travail d’inventaire, Rémi Plotard a ainsi retrouvé plusieurs articles relatant de tristes faits divers notamment celui paru dans le journal Le Phare de la Loire en 1939 suite à un accident dans un chai à Nantes. S’ils sont rares aujourd’hui, notamment du fait de l’utilisation de détecteurs de CO2, les accidents restent possibles et l’étroitesse de la trappe d’accès oblige à une grande vigilance lors des opérations de nettoyage.

Pourtant déconseillé, le test à la bougie pour vérifier la présence de gaz carbonique est encore utilisé dans le vignoble de Nantes.

Autre désavantage de ces cuves, elles ne sont pas revendables à la différence des cuves aériennes. C’est notamment un élément qui a contribué à l’abandon progressif de ce type de construction. Principal fabricant de cuves enterrées, l’entreprise de maçonnerie Buciol à Vallet n’en réalise que très peu aujourd’hui. « Ces 10 dernières années, nous avons fait 4 ou 5 créations de cuves. Je ne dirai pas que l’on va perdre un savoir-faire mais presque », indique Pascal Enard, directeur de l’entreprise. « Les vignerons ont plus de facilité à se faire accompagner financièrement par les banques pour l’achat de cuves aériennes que souterraines. Le coût n’est pourtant pas plus onéreux. Aujourd’hui, nous n’avons plus de demandes, à part pour des séparations de cuves. » Souvent d’une grande capacité, les cuves souterraines ne sont en effet pas adaptées aux petites vinifications. Certains vignerons font alors le choix de les séparer afin de garder les avantages de l’élevage en cuves enterrées. Car malgré le fort développement des cuves aériennes inox, elles restent idéales pour l’élevage des Muscadets sur lie. Stéphane Luneau, vigneron à Mouzillon, élève ainsi son cru Mouzillon-Tillières dans les cuves creusées par son père en 1968. « Elles n’ont pas bougé dans le temps et permettent d’avoir une température constante ». Le domaine dispose aussi de cuves bétons verrées aériennes datant de 1928, mais « leur utilisation est temporaire. Elles servent pour la vinification des blancs, pour les mises de printemps. » A Maisdon-sur-Sèvre, Mathilde Ollivier et son associé Stéphane Cottenceau, privilégient eux-aussi le souterrain. « Dès que l’on peut vider les cuves inox pour passer en souterrain on le fait ». Le vignoble du Muscadet n’est donc pas prêt d’abandonner l’élevage en cuves souterraines. Celles-ci font partie de l’ADN de l’appellation, au point que la Fédération des Vins de Nantes a décidé de les intégrer à la scénographie du futur Château de La Frémoire. L’accueil de l’ambassade des Vins de Nantes plongera ainsi les visiteurs à l’intérieur d’une cuve évoquant cet élevage sur lie. Rendez-vous à l’été 2024 pour la découvrir.