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Le Juste Prix (1/2)

Si l’argent est le nerf de la guerre, le juste prix d’un produit est l’un des éléments déterminants de la rentabilité d’une entreprise. 3,90 €, 4,50 € ou 5,60 €, le prix d’une bouteille, en particulier de Muscadet, varie d’un Domaine à l’autre selon ses débouchés, sa stratégie et ses ambitions. Comment alors calculer le juste prix d’une bouteille, de sa gamme ? A quel prix vendre son vin à la cave, aux professionnels ou à l’export ? Éléments de réponse dans les dossiers d’octobre et novembre.

« Le Muscadet franchit un nouveau cap » titrait le Parisien en juillet dernier, « La revanche du Muscadet » écrivait le Monde en décembre 2018, ou encore « Un nouveau départ pour le Muscadet » pouvait-on lire dans la revue américaine Wine Enthusiast il y a un an. Ces dernières années, la presse spécialisée et grand public s’est fait l’écho de la montée en gamme du Muscadet avec un dénominateur commun à tous les articles : l’excellent rapport qualité/prix du fleuron des Vins de Nantes. Mais ce rapport, bon pour le consommateur, l’est-il pour les producteurs ? Il n’est en effet pas rare d’entendre que « le Muscadet n’est pas assez cher ». « En dessous d’un certain prix, on dévalorise l’appellation », regrette Jérôme Houssin, vigneron à La Regrippière. « Si on veut porter l’appellation vers le haut, chacun doit prendre conscience du prix. On trouve encore des bouteilles de Muscadet sur lie autour de 3 €. Ce n’est pas comme ça que l’on améliora notre image de marque. »

Des prix, du simple au triple
Pour connaître les prix pratiqués, le Syndicat des Vignerons Indépendants Nantais a mené l’enquête. Depuis trois ans, il interroge ses adhérents sur leurs pratiques tarifaires, au Domaine, auprès des cavistes et de la distribution. S’ils étaient peu nombreux à y répondre cette année – 1 domaine sur 5 – leurs réponses donnent tout de même quelques indications. On s’aperçoit ainsi qu’une bouteille de Muscadet sous-régional sur lie est vendue en moyenne 5,54 € TTC au Domaine avec une fourchette de prix allant de 3,15 € pour le plus bas à 11,50 € pour le plus haut. « On observe une augmentation des prix moyens sur les trois dernières années », note David Destoc, directeur du SVIN. « Cela va de 50 centimes à 1 € par bouteille. Elle s’explique en partie par la qualité des derniers millésimes mais aussi par un phénomène de compensation des faibles récoltes. Les marchés et les clients ont compris cette hausse, ce qui démontre bien qu’il est possible d’augmenter ses prix. » David Destoc souligne aussi « la meilleure valorisation des vins bios », avec un prix moyen de 7,20 € en Muscadet et de 8,45 € en sous-régional sur lie. « En revanche, aujourd’hui, la HVE ne s’affirme pas suffisamment comme une source de valorisation alors que ses bienfaits sur l’environnement et la biodiversité sont réels », regrette le responsable syndical. Les prix moyens s’affichent entre 4,08 € et 4,69 € en Muscadet, moins cher qu’en raisonnée où les prix tournent autour de 5,20 € TTC la bouteille.

Le Muscadet, une appellation de premier prix ?
En grande distribution aussi les prix sont en augmentation. Fin juin, le prix du Muscadet Sèvre et Maine sur lie, première référence commercialisée en volume (52 400 hl) affichait une hausse de 4,19 % en un an à 5,60 € TTC le litre selon les statistiques fournies par Interloire. Le Muscadet AOC a lui enregistré une hausse de 6,75 % en un an à 4,25 € TTC/litre. Même constat pour le Gros Plant avec une hausse de 7,02 % en un an à 3,64 € TTC/litre. Des prix qui restent toutefois très bas comparés aux autres appellations de vins blancs secs. « Le Muscadet est considéré comme un produit alimentaire d’entrée de gamme, à prix promotionnel plus que comme un produit vecteur d’image », nous confiait Frédéric Guyard, du magazine Rayon Boisson en mars 2018. « On peut le regretter mais c’est un constat. J’en ai pour preuve le millésime 2008 lorsque les cours ont explosé, la réaction des enseignes a été de déréférencer le Muscadet au profit de Côtes de Gascogne ou d’IGP. Depuis ça n’a pas beaucoup évolué. C’est un héritage des années 90/2000. La surproduction, les plantations ont fait que c’était un produit peu cher et avec du volume. »
Lassés des négociations commerciales difficiles avec le négoce ou la grande distribution et du manque de valorisation de ces interlocuteurs, de plus en plus de domaines viticoles se tournent vers la vente directe ou, tout du moins, réajustent leurs débouchés commerciaux. C’est le cas de Jérôme Houssin, du Domaine des Tilleuls. Sur les 32 hectares en production, 40 % sont destinés au négoce. « Mais cette part tend à diminuer au fil des années. On ne s’y retrouve pas en termes de prix. Cela ne correspond pas non plus à ma philosophie de vigneron. Pour moi le vin est un produit noble. J’ai aussi l’envie de vendre mes vins. » Si la vente directe peut être une voie de valorisation, elle doit être préparée et travaillée. « C’est un marché concurrentiel qui nécessite des compétences commerciales », prévient David Destoc. « Il y a tout un travail à faire sur la technique de vente, la négociation commerciale, le sens de l’accueil, etc. C’est un marché plus rémunérateur mais c’est aussi un métier à part entière. »

Vigneron à La Regrippière, Jérôme Houssin tend à développer la vente directe au domaine.

Revaloriser les prix
A Vallet, Vincent Petiteau développe lui aussi la vente directe au Domaine. « On fait essentiellement de la vente aux particuliers. On travaille un peu avec les grossistes et cavistes mais ils sont souvent à la recherche de prix et ce n’est pas là où on gagne notre vie. Nous vendons aussi une partie de notre production au négoce, en moûts, mais là aussi on perd de l’argent, en tout cas cette année. Seule la vente directe nous permet de dégager de la marge et de compenser le manque à gagner du négoce. » Implanté sur 32 hectares avec son père, le vigneron de 31 ans a fait évoluer la gamme des vins depuis son installation en 2015. « On ne fait plus de Muscadet régional en bouteille, uniquement en bib. L’entrée de gamme est constituée des vins de pays blancs, rouges et rosés. On trouve ensuite le Gros Plant, le Muscadet Sèvre et Maine sur lie, une cuvée en fût de chêne vendue un peu plus cher puis le cru communal Vallet. » Constituée de 14 produits, la gamme démarre ainsi à 3,90 € TTC (prix de vente particulier) et monte à 9,80 € pour le cru. « En 2020, le cru dépassera les 10 €. Il commence à être connu et passera sans problème cette barre symbolique. » Tous les ans, il revalorise ses prix entre 3 et 4 %. « Ça tique un peu chez les clients mais on leur explique que les tarifs de nos fournisseurs augmentent ainsi que nos coûts de production. On supprime progressivement les herbicides au profit du travail du sol, et ça, le client le comprend très bien. »
A quelques kilomètres, Jérôme Houssin revoit également la grille tarifaire tous les ans et prévoit d’ici quelques mois une hausse substantielle, « du fait de la certification HVE. On valorise un savoir-faire et la montée en gamme vers des vins plus qualitatifs. » Il n’est d’ailleurs pas inquiet de l’accueil qui sera fait à cette augmentation de la part de ses clients, particuliers et professionnels. « On travaille avec le CHR, des cavistes mais aussi à l’export. Nous avons la chance d’avoir des partenaires de longue date. On leur explique que nos changements de pratiques se répercutent sur le prix de vente. Mais avant d’entrer en négociation, je leur fait d’abord déguster le produit. Je leur propose aussi autre chose comme des animations ou des bouteilles gratuites. A l’export, c’est encore différent. Le Muscadet a l’image d’une AOC qui a retrouvé ses lettres de noblesse. Aux États-Unis notamment, on bénéficie d’une belle valorisation. Il faut la maintenir. »

A Vallet, Vincent Petiteau propose à la vente une gamme de 14 produits.

La justification de l’offre
Si la valorisation diffère selon les marchés, elle change aussi, on l’a vu, selon les Domaines. Pour définir sa politique commerciale est-il nécessaire de connaître les tarifs des ses voisins ? Oui pour Arnaud Daphy, de l’agence SOWINE. « Il faut faire une veille économique. Si tout le monde vend sa cuvée de base à 3,50 € et que l’on veut la vendre 4,10 € il faudra alors travailler son argumentaire. » Le consultant en vin et spiritueux insiste surtout sur le fait de vendre « plus cher au Domaine. Il est même possible de vendre au même prix qu’un caviste. Les clients particuliers ne viennent pas juste pour acheter du vin, en tout cas plus maintenant. Ils viennent vivre une expérience. Il faut donc travailler la prestation proposée. » Pour David Destoc, du syndicat des Vignerons Indépendants, « le vigneron a une carte à jouer dans le storytelling. La notoriété et l’histoire de son domaine, les récompenses, la présentation de ses vins grâce à un marketing soigné… sont des éléments qui peuvent s’additionner et faire en sorte qu’ils créent de la valeur facilement perceptible par les consommateurs. » Le changement de pratique, vers le bio notamment ou une certification HVE sont aussi des éléments qui peuvent justifier une augmentation tarifaire, tout comme les aléas climatiques. « On peut profiter du gel pour se débarrasser de mauvais clients », affirme Arnaud Daphy. « C’est bien sûr plus facile à dire qu’à faire car il faut trouver de nouveaux débouchés. Cela demande aussi un certain lâcher prise mais si c’est douloureux à court terme, ce sera salutaire à long terme. L’autre solution, c’est de créer de nouvelles cuvées. On va ainsi vendre plus cher, mais autre chose. Si en cuvée A on a du Muscadet AOC et en cuvée B un Muscadet sous-régional sur lie un peu plus cher, on peut créer une cuvée A’ avec un Gros Plant ou un IGP. On vend ainsi moins cher que l’appellation ce qui coûte moins cher à produire. Et ces cuvées répondent à une clientèle à petit prix que l’on ne déçoit pas et que l’on exclut pas. » Reste à définir le prix de vente. Ce sera le sujet de notre prochain dossier.